Pax Silica : instrument d’une Pax Trumpiana
L’absence de l’Europe et le prix d’un statut de province

Les mots ont toujours servi à masquer les rapports de force. Paix, stabilité, ordre — ces termes reviennent systématiquement lorsqu’un acteur dominant parvient à imposer un système auquel les autres doivent s’adapter. L’initiative récemment lancée sous le nom de Pax Silica s’inscrit pleinement dans cette tradition. Derrière son langage technocratique et coopératif, Pax Silica n’est pas un projet multilatéral neutre. C’est un instrument de structuration géopolitique. Et, à bien y regarder, il s’agit moins d’une Pax Silica que d’une Pax Trumpiana.

De la Pax Romana à la Pax Americana

La comparaison avec la Pax Romana s’impose naturellement. Rome n’a jamais instauré la paix par le consensus. Elle l’a imposée par les légions, les routes, le droit et le contrôle des flux commerciaux. Les provinces prospéraient — tant qu’elles acceptaient la primauté de Rome, ses règles et sa fiscalité.

La Pax Americana, après 1945, a suivi une logique comparable. Les États-Unis ont structuré l’ordre mondial autour du dollar, des garanties sécuritaires, des institutions de Bretton Woods, puis de la domination technologique. L’Europe en a largement bénéficié, mais toujours dans une relation asymétrique : protection en échange d’alignement.

Pax Silica est la continuité directe de ce modèle au XXIᵉ siècle. Là où Rome contrôlait les routes et le blé, et où Washington contrôlait le pétrole et la finance, Pax Silica contrôle le silicium, la capacité de calcul, l’énergie et l’infrastructure de l’intelligence artificielle.

Ce qu’est réellement Pax Silica

Officiellement, Pax Silica vise à :

  • sécuriser les chaînes d’approvisionnement en silicium et en semi-conducteurs,
  • renforcer la coopération entre partenaires « de confiance »,
  • réduire les dépendances coercitives,
  • protéger les fondations industrielles de l’IA.

En réalité, l’objectif est plus fondamental : verrouiller un bloc technologique dirigé par les États-Unis, au moment précis où la puissance de calcul devient le principal déterminant de la puissance économique, militaire et cognitive.

Il ne s’agit pas d’un traité d’éthique de l’IA. Pax Silica ne traite ni de biais algorithmiques ni d’alignement moral. Il traite de qui contrôle les conditions matérielles de l’intelligence : puces, fonderies, énergie, minerais, logistique, capital et points de blocage stratégiques.

Les pays participants : le cœur du dispositif

L’initiative rassemble principalement des États déjà profondément intégrés à l’écosystème technologique et sécuritaire américain. Parmi les pays impliqués figurent notamment :

  • États-Unis
  • Japon
  • Corée du Sud
  • Royaume-Uni
  • Singapour
  • Israël
  • Australie
  • Émirats arabes unis (partenariat stratégique)
  • Pays-Bas

Ce dernier point est essentiel : au sein de l’Union européenne, seul les Pays-Bas sont présents.

Pourquoi l’Europe est absente — et pourquoi les Pays-Bas font exception

L’absence quasi totale de l’Union européenne n’est ni un oubli ni un accident diplomatique. Elle révèle une réalité stratégique.

Les Pays-Bas sont présents pour une seule raison : ASML. Cette entreprise détient un monopole mondial sur les machines de lithographie avancée indispensables à la fabrication des puces de dernière génération. Sans ASML, pas de semi-conducteurs de pointe. Sans semi-conducteurs de pointe, pas d’IA souveraine.

Les Pays-Bas ne sont donc pas invités en tant qu’État européen, mais en tant que détenteur d’un point de passage obligatoire dans la chaîne de valeur mondiale.

À l’inverse :

  • L’Allemagne reste industriellement puissante mais stratégiquement hésitante.
  • La France parle de souveraineté mais ne contrôle aucun levier décisif dans le silicium.
  • Bruxelles régule, mais ne fabrique pas la puissance.

Pax Silica privilégie des États capables d’alignement rapide et de décisions exécutoires. L’Union européenne, fragmentée entre compétences nationales et supranationales, apparaît comme un partenaire complexe, lent et juridiquement contraint.

Une Europe régulatrice, mais non souveraine

Pax Silica met en lumière une faiblesse structurelle européenne : l’Europe est une puissance normative, pas une puissance industrielle stratégique.

Elle produit des règles — AI Act, DMA, DSA.
Les États-Unis produisent les plateformes, les puces, les clouds et le capital.
La Chine produit l’échelle, la vitesse industrielle et l’accès aux matières premières.

Dans Pax Silica, l’Europe n’est pas un pilier. Elle n’est présente que là où elle est indispensable — et même alors, sous conditions.

Pourquoi Pax Silica est en réalité une Pax Trumpiana

Malgré son habillage institutionnel, Pax Silica porte clairement l’empreinte doctrinale de Donald Trump :

  • La technologie comme instrument de puissance nationale.
  • Les alliances comme relations transactionnelles.
  • Les chaînes d’approvisionnement comme armes géopolitiques.
  • La dépendance comme vulnérabilité stratégique.

Qu’elle soit formulée avec un langage diplomatique ou avec la brutalité rhétorique propre à Trump, la logique reste identique : l’Amérique d’abord, le système ensuite.

Parler de Pax Silica adoucit le diagnostic. Parler de Pax Trumpiana le rend intelligible.

Le dilemme stratégique européen

L’Europe se trouve désormais face à un choix clair :

  1. Accepter la Pax Americana 2.0, bénéficier de la stabilité et de l’accès aux technologies clés, au prix d’une dépendance structurelle ;
  2. Transformer le discours sur la souveraineté en réalité industrielle, en investissant massivement dans le calcul, l’énergie, les semi-conducteurs, les minerais et une politique industrielle réellement coordonnée.

À ce stade, Pax Silica suggère que l’Europe a choisi la première option — non par conviction, mais par défaut.

Conclusion

Pax Silica n’est pas un projet de paix. C’est un ordre fondé sur la domination du silicium. Comme la Pax Romana et la Pax Americana avant elle, elle promet la stabilité — mais à des conditions asymétriques.

La présence marginale de l’Europe, réduite aux seuls Pays-Bas et à ASML, n’est pas un détail diplomatique. C’est un miroir brutal de la position européenne dans l’ère de l’intelligence artificielle.

La question n’est plus de savoir si Pax Silica définira le prochain ordre technologique. C’est déjà le cas.

La seule question restante est celle-ci : l’Europe accepte-t-elle durablement le rôle de province régulée dans une Pax Trumpiana, ou conserve-t-elle l’ambition de redevenir une puissance à part entière ?

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