Lorsque Ron Zur a reçu un appel inattendu d’une dramaturge allemande plus tôt cette année, il ne pouvait pas imaginer que cela raviverait une blessure vieille de quatre-vingts ans — et soulèverait une question morale sur la manière dont l’Europe affronte son passé.
La dramaturge avait découvert dans les archives de guerre des preuves que l’entreprise maritime de son grand-père, Leo Lewitus, avait été confisquée pendant le régime nazi dans le cadre du processus dit d’« aryanisation » — une spoliation légalisée qui transférait les entreprises juives à des propriétaires non juifs pour une fraction de leur valeur. Le bénéficiaire dans ce cas : Kuehne + Nagel, une société de logistique devenue un géant mondial, dont le propriétaire actuel, Klaus-Michael Kuehne, est aujourd’hui l’un des hommes les plus riches d’Allemagne.
Les Fondations Cachées de la Prospérité
L’histoire de Kuehne + Nagel n’est pas unique. Elle illustre la zone grise entre profit, collaboration et silence qui a façonné une grande partie de la croissance industrielle européenne d’après-guerre. Sous le régime nazi, l’entreprise a profité de contrats lucratifs pour transporter les biens des familles juives déportées vers les camps de concentration — des bénéfices qui ont contribué à bâtir la fortune familiale.
Pourtant, Kuehne, aujourd’hui âgé de 88 ans, refuse de se confronter ouvertement à ce passé. Il affirme qu’il était trop jeune à l’époque pour être tenu responsable et qu’il ignore les détails des activités de l’entreprise durant la guerre. « Comment pourrait-on encore le savoir aujourd’hui ? », a-t-il déclaré dans Der Spiegel.
Cette question, à la fois rhétorique et défensive, touche au cœur du dilemme moral européen. Certaines entreprises, comme Porsche, ont eu le courage d’examiner leur propre histoire. Une enquête récente a révélé que son cofondateur juif, Adolf Rosenberger, avait été contraint de céder ses parts sous la pression. Kuehne + Nagel, en revanche, soutient que ses archives de guerre ont été détruites lors des bombardements alliés, malgré les preuves contraires avancées par des chercheurs.
L’Ombre Belge : Le Cas de la SNCB/NMBS
L’Allemagne n’est pas seule à devoir affronter cette mémoire dérangeante. La Belgique aussi porte un fardeau. La SNCB/NMBS, la compagnie nationale des chemins de fer, a joué un rôle dans la déportation de plus de 25 000 Juifs et Roms depuis la Belgique vers les camps de la mort. Ses trains ont acheminé les victimes vers le camp de transit de Malines, avant leur déportation à Auschwitz.
Ce qui rend cette affaire particulièrement troublante, c’est que la SNCB a refusé, des décennies plus tard, de restituer l’argent qu’elle avait reçu de l’Allemagne nazie pour ces transports. La société a soutenu qu’elle ne pouvait être tenue responsable en tant qu’institution d’État opérant sous occupation — un argument bureaucratique qui élude la question morale.
En 2022, les descendants des victimes ont demandé la création d’un fonds de compensation et de mémoire, à l’image de ceux instaurés en France et aux Pays-Bas. Mais le gouvernement belge a discrètement enterré le projet, invoquant la légalité des paiements effectués à l’époque.
La Leçon : Le Temps N’Efface Pas Une Dette
La prospérité européenne d’après-guerre — qu’il s’agisse des grands groupes logistiques ou des compagnies publiques — s’est en partie construite sur les cendres de vies et d’entreprises détruites. Les cas de Kuehne + Nagel et de la SNCB montrent comment des institutions qui ont profité de la collaboration se réfugient souvent derrière le temps, la légalité ou le silence.
La donation de 300 millions d’euros de Kuehne pour construire un nouvel opéra à Hambourg peut soigner son image, mais ne remplace pas un véritable examen de conscience. De même, la SNCB investit massivement dans la modernisation et l’écologie, mais évite toujours de parler des trains qu’elle a jadis fait rouler vers la mort.
Comme le rappelle Henning Bleyl de la Fondation Heinrich Böll : « Sur le plan matériel, nous avons tous été profiteurs ; le Troisième Reich fait partie de nos petites biographies. » Ces mots rappellent que la prospérité sans transparence reste une richesse inachevée.
Un Devoir de Mémoire Encore Ouvert
L’Allemagne et la Belgique sont souvent louées pour leur culture du souvenir. Mais se souvenir sans réparer, c’est une mémoire creuse. Les descendants d’hommes comme Leo Lewitus et Adolf Maass, dépouillés de tout avant d’être assassinés à Auschwitz, méritent davantage que des paroles symboliques. Ils méritent une reconnaissance claire : la richesse issue de l’oppression ne peut être purifiée que par la vérité.
Qu’il s’agisse des bureaux de Hambourg ou des institutions de Bruxelles, le message reste le même : le temps n’efface pas une dette du passé nazi — il l’aggrave. Tant que les entreprises et les institutions publiques n’affronteront pas pleinement leurs responsabilités, leur héritage demeurera, comme les trains de Malines et les navires de Hambourg, du mauvais côté de l’histoire.
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