Le seuil nucléaire dépend de qui — et d’où
Pourquoi une guerre européenne élargie, un affrontement États-Unis–Russie ou États-Unis–Chine ne ressembleraient pas à l’Ukraine — et comment l’autonomie militaire change la donne.

Le constat

La guerre entre la Russie et l’Ukraine a mêlé la boue et les mines de 1914 aux drones bon marché et aux algorithmes de 2025. Des tranchées, des duels d’artillerie et des kilomètres de champs de mines cartographiés en temps réel par des quadricoptères, pendant que les deux camps brouillaient radios et GPS. C’est un signal d’alarme, pas un modèle.
Une guerre européenne plus vaste — ou un affrontement direct entre grandes puissances — commencerait plus haut, irait plus vite et se jouerait davantage dans les airs, l’espace et le spectre électromagnétique.

Ce que l’Ukraine a réellement montré

  • Transparence et létalité. L’omniprésence des drones et des frappes de précision a rendu presque impossible de dissimuler un mouvement ou une émission. La guerre électronique (EW) est devenue une lutte quotidienne ; les unités ont improvisé avec des câbles à fibre optique, des itinéraires pré-programmés et une autonomie accrue. Les services spatiaux commerciaux — communications, imagerie — sont devenus essentiels… et vulnérables.
  • La capacité industrielle est décisive. Ce ne sont pas les armes miracles qui dictent le rythme, mais la production de munitions et de défenses aériennes. L’Europe relance ses lignes de fabrication de munitions et d’intercepteurs : la masse reste déterminante.
  • Les drones complètent, ils ne remplacent pas. Les drones FPV bon marché ont transformé la tactique mais pas supprimé le besoin d’armes combinées, de défenses aériennes et de brouillage. Un champ de bataille saturé de petits drones exige toujours doctrine, entraînement et protection.

Une guerre européenne élargie ressemblerait-elle à 2022-2025 ?

Réponse courte : non.
Un conflit OTAN–Russie commencerait par des salves massives de missiles de croisière et balistiques, la neutralisation des défenses aériennes intégrées, et des opérations électroniques, cybernétiques et spatiales — bien avant les affrontements terrestres classiques.

Deux raisons majeures :

  1. La défense aérienne et antimissile devient le système nerveux. L’OTAN renforce son dispositif IAMD ; les pays européens empilent Patriot, SAMP/T et IRIS-T, tandis que l’Allemagne intègre le système Arrow-3 dans le projet « European Sky Shield ». Les premières frappes viseraient à aveugler et désarticuler ces couches de protection.
  2. La bataille devient « verticale ». Entre les boucliers antimissiles, la guerre spatiale et le brouillage des communications, le combat s’étend au-delà du sol. Navigation, communications et centres de commandement seraient menacés dès la première heure.

En somme : même si les lignes se figent au sol, la décision se jouera dans les airs, l’espace et le réseau.

Les seuils nucléaires : tout dépend de qui — et d’où

Chiffres clés (estimations publiques 2025) :

  • France : environ 290 têtes nucléaires.
  • Royaume-Uni : environ 225, plafond politique relevé à 260 maximum.
  • Armes américaines en Europe (partage OTAN) : environ 100 bombes B61 sur six bases dans cinq pays.
  • Russie (armes tactiques/non-stratégiques) : environ 1 558 têtes affectées à des vecteurs, soit un total d’environ 4 380 en stock.
  • Chine : environ 500 têtes début 2024, 600 début 2025, et plus de 1 000 prévues d’ici 2030. Pékin maintient officiellement sa doctrine de non-emploi en premier (No First Use).

Il n’y a pas de compte à rebours.
L’emploi d’armes nucléaires tactiques ne dépend pas d’une durée fixe, mais de la perception des dirigeants : survie du régime, perte de forces stratégiques, menace sur un territoire vital ou erreurs d’interprétation. L’histoire compte plusieurs crises nucléaires restées conventionnelles (Kargil 1999, frontière sino-soviétique 1969), signe d’une norme solide de non-usage. Mais l’Europe, avec plusieurs puissances nucléaires dans un espace restreint, reste le théâtre le plus risqué.

Les doctrines divergent.
Les États-Unis réservent l’usage du nucléaire à des « circonstances extrêmes ».
La Russie a récemment élargi ses conditions d’emploi, rendant la ligne rouge plus floue.
La Chine proclame le No First Use tout en modernisant son arsenal. Rien n’exclut donc un recours nucléaire dans un conflit majeur, mais le risque varie selon le théâtre.

Scénario 1 : une guerre européenne (OTAN–Russie)

Risque nucléaire : élevé.
Deux puissances nucléaires européennes (France, Royaume-Uni), des bombes américaines stationnées sur le continent, et un vaste arsenal tactique russe créent des chaînes d’escalade très courtes. Les frappes massives sur bases aériennes, systèmes de défense et infrastructures logistiques se dérouleraient dès le départ sous l’ombre nucléaire. Moscou a d’ailleurs multiplié les exercices tactiques.

Déroulement probable :
une guerre de salves — frappes aériennes et cybernétiques — avant que les armées de terre ne s’affrontent vraiment. Supprimer la défense aérienne intégrée de l’adversaire serait la condition préalable à toute avancée.
Ce qui subsiste d’Ukraine : tranchées, drones FPV, champs de mines.
Ce qui change : des drones plus grands et plus intelligents, une guerre spatiale plus brutale, et une mobilisation industrielle décisive.

Scénario 2 : États-Unis–Russie, affrontement direct

Risque nucléaire : maximal.
Deux triades complètes, des systèmes à double capacité, des délais de décision très courts. Tout succès conventionnel majeur perçu comme existentiel pourrait provoquer une alerte ou une démonstration nucléaire. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’OTAN a adopté une stratégie de défense avancée.
La première semaine verrait des frappes réciproques contre les bases, les systèmes de commandement et les capacités de renseignement. L’escalade serait difficile à contrôler : aucune partie n’acceptera la défaite dans une zone vitale.

Scénario 3 : États-Unis–Chine autour de Taïwan

Probablement plus longtemps conventionnel.
Le conflit serait surtout maritime, aérien, spatial et cybernétique : frappes de précision à longue portée, missiles antinavires, défenses aériennes massives et lutte sous-marine.
La Chine promet de ne jamais employer l’arme nucléaire en premier ; les États-Unis la réservent à des cas « extrêmes ».
Mais la plupart des analystes s’attendent à un signalement nucléaire dès le début, et les seuils peuvent s’estomper si des cibles sur le continent chinois sont touchées. Dire que le nucléaire est « exclu » serait donc exagéré.

Gérer l’escalade :
choisir des cibles qui n’impliquent pas la survie du régime, protéger les bases aériennes contre un réflexe « utiliser ou perdre », et maintenir la communication même en environnement brouillé. Garder le conflit sous le seuil nucléaire exigera de sacrifier un peu de vitesse au profit de la stabilité.

Le tournant de l’autonomie

Les États-Unis misent sur la masse et l’intelligence artificielle :

  • Programme Replicator : déployer des milliers de systèmes autonomes à faible coût pour saturer les défenses adverses. Budget initial : environ 500 millions $ par an.
  • Collaborative Combat Aircraft (CCA) : des drones de combat associés aux avions pilotés ; les sociétés RTX et Shield AI fournissent les logiciels d’autonomie.

Exemple : le X-BAT de Shield AI

Tout juste dévoilé, le X-BAT est un drone à réaction doté d’un décollage et atterrissage vertical (VTOL) et du système d’intelligence artificielle Hivemind.

  • Portée : plus de 2 000 milles nautiques (≈ 3 704 km).
  • Plafond : plus de 50 000 pieds (≈ 15,2 km).
  • Concept : décoller de navires, d’îles ou de bases avancées sans piste ; effectuer des missions de frappe, de guerre électronique, de reconnaissance ; collaborer avec des avions pilotés même sans GPS ni communications stables.

C’est un aperçu de la prochaine génération de guerre autonome : plus de points de départ (VTOL), plus d’endurance (portée) et des tactiques coopératives à vitesse machine.
Mais sa survie dépendra toujours de la densité des défenses aériennes, du brouillage et de la signature radar — pas du marketing sur une « pénétration dans n’importe quel espace aérien ».

Une mise en garde, pas une prophétie

L’Ukraine montre ce qui se produit quand l’usine, la fibre optique et le drone se rencontrent sur un front du XXe siècle.
Une guerre européenne serait plus verticale, plus électromagnétique — et plus proche des déclencheurs nucléaires à cause des acteurs impliqués.
Un conflit États-Unis–Chine resterait sans doute conventionnel plus longtemps, mais accompagné de signaux nucléaires au fur et à mesure que les arsenaux s’accroissent.
Le fil conducteur dans les trois cas : masse + autonomie + défense aérienne et antimissile + capacité industrielle détermineront l’issue — bien avant que les dirigeants n’aient à prendre la pire des décisions.

Ontvang Breaking News

Recevez les dernières nouvelles

Abonnez-vous à notre newsletter et restez informé ! Soyez le premier à recevoir les dernières nouvelles dans votre boîte mail :